D’aussi loin que je me souvienne, j’ai aimé la nuit. Quand le silence envahit la maison, que le souffle des dormeurs remplace les bruits du jour, ma vraie nature s’éveille et mes rêves sont éveillés.

Dans ma famille, il y a une tare qui se perpétue de génération en génération, nous nous éveillons à nous-mêmes quand la nuit arrive. Je suis l’enfant de la lune et des étoiles…

Lorsque j’étais adolescente, c’est la nuit que j’ai écrit mes meilleurs textes, mes meilleures poésies aussi. Dès que ma sœur, avec qui je partageais mon lit, dormait, je me relevais et à la lueur d’une faible lumière, je sortais mon cahier et mes crayons. J’ouvrais doucement ma radio et la musique venait guider mes doigts sur le papier. Je n’avais même pas d’écouteur en ce temps-là, mais ma sœur semblait dormir quand-même, du sommeil du juste. Souvent, comme toute adolescente, quelques larmes venaient mouiller les pages et diluer l’encre, faisant quelques taches ici et là. Plus la musique était langoureuse, plus les mots s’alignaient sur la page devant moi.

C’est aussi la nuit que j’ai effectué mes meilleurs travaux scolaires. Je me souviens même d’avoir passé une nuit entière à travailler et d’être allé remettre le projet terminé à mon professeur, au petit matin, puis d’être allé me coucher pour une bonne partie de la journée!

Les années ont passé et j’ai continué à rêver de la nuit. Avec la venue de mes enfants, ce fut plus difficile. C’est que ces petits êtres sont assez malicieux pour nous rappeler que le matin, ils seront prêts à nous tenir bien éveillés! Pourtant, encore là, j’aimais les prendre tout doucement dans mes bras et leur chanter une berceuse au beau milieu de la nuit. Une belle complicité s’étendait entre nous, comme une enveloppe de sérénité.

Avec ma première née, j’ai cru que ce serait simple. Le soir, elle était pleine d’énergie et les gens qui nous entouraient ont dû souvent murmurer que j’étais une mauvaise mère de la laisser ainsi veiller. Au matin, elle dormait si paisiblement qu’il m’est arrivé d’aller mettre une main sur son ventre pour m’assurer qu’elle respirait encore. Ce n’est pas elle qui a changé ma nature, car elle en avait hérité elle-aussi. C’est le retour au travail qui nous a forcés à reprendre le rythme des gens dits « normaux ».

Quelques années plus tard, un fils est arrivé dans ma vie, celui-ci ne semblait pas avoir hérité de cette nature controversée. Je l’ai rapidement surnommé mon « fermier », car dès qu’un rayon de soleil se pointait, il ouvrait grand les deux yeux et réclamait à grand cri la présence de sa maman. Il m’a fallu beaucoup de persévérance pour lui apprendre que 5 heures était beaucoup trop tôt pour se lever et que 7 heures m’apparaissaient comme plus raisonnable. C’était un enfant très intelligent, j’ai donc pu lui apprendre à lire l’heure dès un très jeune âge et conserver ce petit espoir de vivre mon horloge biologique.

L’un des moments les plus merveilleux est aussi ces nuits où, devenu adulte, j’allais visiter ma maman et où nous jasions sans arrêt. Tout à coup, j’entendais les oiseaux et je savais que le ciel allait s’éclaircir, le jour se pointait, nous éclations de rire toutes les deux et là, on se disciplinait pour aller enfin dormir. Hé oui, j’ai hérité de cette horloge biologique directement de ma maman! Encore aujourd’hui, je peux parfois voir que ma mère profite de ses nuits pour accomplir plusieurs de ses activités. Par exemple, elle répond à ses courriels à des heures assez tardives. C’est amusant de recevoir des messages d’elle et de constater qu’il était autour de 2 heures du matin lorsqu’elle l’a envoyé. Ça me fait rigoler à chaque fois!

Lorsque j’ai connu mon conjoint actuel, il a d’abord souffert de mon horaire. Lorsque je n’allais pas me coucher le soir, il venait me voir en me disant : « Est-ce que tu viens te coucher bientôt? ». Ça me faisait sourire, et je lui disais : « Couche toi, ne m’attend pas, je ne suis pas prête ». Il repartait penaud et je sais qu’il ne comprenait pas.  Il a bien dû se rendre à l’évidence, je suis un oiseau de nuit. Et aujourd’hui, il a même adopté mon rythme sans que je l’y force.

Ma première petite-fille a hérité de cet amour de la nuit elle-aussi. Lorsqu’elle venait me visiter, enfant, et que nous passions quelques jours ensemble, ce n’est pas elle qui m’empêchait de dormir le matin, bien au contraire. Je me souviens qu’à 10 ans, elle se réveillait souvent aux mêmes heures que moi et nous déjeunions comme deux vieilles amies, qui savourent la vie à pleine dents, souvent à l’heure où les gens se préparent plutôt à prendre leur 2e repas de la journée. Même aujourd’hui, à 20 ans, je sais que la nuit elle est souvent bien éveillée, laissant quelques traces sur les réseaux sociaux.

Bien sûr, autour de nous, plusieurs ne comprennent pas ce mode de vie. Souvent, je me suis sentie coupable. Suis-je paresseuse? Suis-je une fainéante?  J’ai bien réussi ma vie. J’ai eu deux enfants, que j’ai amenés à l’âge adulte sans trop de mal. J’ai fait une belle carrière, des études supérieures. Je n’ai pas réussi à trouver un emploi qui me permette de vivre ma pleine nature, mais c’est certain que mon rythme de vie m’a permis de mettre à exécution plusieurs projets durant la nuit. Si mes matinées au travail n’étaient pas des plus productives, mes journées s’étiraient assez tard pour qu’aucun employeur n’ait souffert de ma nature.

Ma retraite est donc arrivée comme une récompense dans ma vie. Je peux enfin être moi-même et donner libre-cours à mon cœur et à mon instinct. J’ai aussi acquis assez de confiance en moi pour ne plus avoir à écouter les racontars autour de moi sur la normalité. Je suis peut-être de la « minorité » mais j’ai le droit de la vivre au grand jour, sans ambigüité, sans peur des répercussions…

Je m’assume et j’espère donner voix à tout ceux qui aiment la nuit et sa quiétude, comme moi.