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La compote maison

Par Nicole Lupien

J’aime me rendre au CHSLD en fin d’après-midi pour passer l’heure du souper avec mon père. En fait pour le faire manger, lui donner une ambiance similifamiliale, avec jasette et bouchées bienveillantes. Il est encore capable de manier la cuillère, mais par paresse ou pour la chaleur humaine, il laisse volontiers ses mains sur les accoudoirs.

Depuis février, mon père n’est plus capable d’avaler des morceaux, alors son cabaret n’offre que du « manger mou », comme le veut l’expression consacrée pour dépeindre la fin de vie la moins souhaitable. C’est la nutritionniste du CHSLD qui, à son arrivée, avait noté sa difficulté à avaler. Elle avait commandé un repas en purée, qu’il avait dévoré. Il était dénutri, et c’est le « manger mou » qui lui a permis de reprendre des forces.

Avec ses forces qui revenaient, mon père s’est rebâti un quotidien mobile. Je regarde marcher mon père et je vois son énergie fougueuse sous chaque petit pas en chaussettes carreautées. Une combinaison de pertes cognitives et physiques a rendu son pas vacillant, mais sa fougue le fait souvent « décoller » sans préavis. Les préposés sont aux aguets, « oh monsieur Lupien attendez-moi, je vous accompagne ». Regarder mon père marcher donne le même vertige que de voir un enfant faire ses premiers tours à bicyclette sans les petites roues.

En dépit de son pas vacillant et de ses décollages soudains, mon père a un quotidien d’un ennui mortel. Assis au milieu du vrombissement des préposés qui s’affairent aux 1001 besoins de tous, les résidents sont pour la plupart immobiles. L’air hagard, ou allongés dans leur lit ou une chaise adaptée, il y a très peu d’interactions possibles. Le CHSLD, c’est le dernier arrêt avant le grand voyage, et la vilaine réputation qu’il traîne tient beaucoup à ce triste spectacle. Pour y être admis, on doit coder « cas lourd », et les cas lourds, ça ne donnera jamais une ambiance festive, quoiqu’on fasse.

Mon père a le pas et la mémoire qui vacillent, mais il est assez lucide pour ressentir la solitude qui lui est tombée dessus un matin de février. Vivre pour la première fois séparé de ma mère après 65 ans de vie commune, sans avoir participé à la décision, ça détricote par en-dedans. Sa solitude imposée m’attriste. Parfois je me prends à l’imaginer vivre chez moi, dans la maison qu’il a habitée avec ma mère. Les odeurs du souper qui mijote, les meubles et des objets familiers tout autour, et surtout pas de préposés masqués qui s’affairent aux 1001 besoins de tous. Comme j’aimerais lui offrir un quotidien qui sourit, une fin de vie qui sent le petit plat mijoté.

Sa solitude, au début, mon père l’a exprimée à ma mère lors de nos visites. Avant de partir, sur le ton de la confidence, il lui demandait : « quand est-ce qu’on retourne à maison? ». Ses yeux bleus exprimaient ce besoin si poignant de retrouver le cocon familial. Chaque fois un coup de poignard. Je repartais en poussant ma mère sur son déambulateur, toutes les deux confuses. Le nid familial se défilait sous nos pas.

Au fil des mois, mon père a cessé de le demander dans des mots, mais quand nous partons, son regard le crie à tue-tête. C’est probablement le plus dur pour moi, voir qu’il n’ose même plus verbaliser son besoin. Il a compris qu’il « vit là maintenant, et qu’on va revenir le voir bientôt ». Qu’il a besoin de soins, que ma mère aussi a besoin de soins, et qu’ils ne peuvent plus vivre tous les deux comme avant. Il est docile et résigné, et pour moi c’est pire encore qu’une plainte exprimée.

Je vais une ou deux fois par semaine le visiter à l’heure du souper, et j’aime lui apporter un dessert maison. Le dernier cru, c’est la compote de poires de mon amie Isabelle. Une tonne de poires que j’ai épluchées patiemment, et rehaussées de délicieuse cannelle. Ainsi, j’arrive autant que possible avec un dessert maison, et je le fais manger son repas peu ragoûtant (du bœuf en purée ça frappe la vue, même si ça goûte bon). Rendus au dessert, je lui parle d’Isabelle, mon amie d’enfance, la p’tite voisine d’antan. Il se rappelle. Je lui décris le poirier généreux dans sa cour, et la cannelle que j’ai saupoudrée. Je vais lui chercher un biscuit dans l’armoire, comme à la maison. Je lui donne des bouchées de compote, il croque dans le biscuit feuille d’érable et il roucoule. Mon papa roucoule, il se sent aimé, rassuré.

Je lui offre ces bulles de vie familiale, et ça m’apaise un peu. Quand je repars, je lui dis que je retourne chez nous pour souper et me coucher. Il a eu parfois cet élan : « et moi, je vais où? ». Ouffe… Je ressors le « tu es ici chez toi papa, ta chambre est juste là, je reviens après-demain ». Il acquiesce, docile, et me remercie tant et tant d’être venue. Je reste en suspens, et il replonge en lui-même. Et moi je le regarde de loin regarder aux confins de nulle part. Une autre visite douce et déchirante, sur fond de poires et cannelle. Voilà mon rituel de fin d’après-midi pour mon papa qui vogue vogue comme le petit navire d’antan, le cœur qui ballotte, seul et vacillant.

1 commentaire

  1. Robin Poirier

    Je viens de lire ton texte. Je n’ai pas vécu avec mes parents ( ma mère décédé très jeune )et aussi avec ma belle mère (la conjointe de mon père) . Je comprends pour les enfants qu’ils sont obligé de les placées car ils ont besoin beaucoup de soins qu’on ne peut pas faire à la naison avec notre travail, activité ect… Je ne connais pas ces personnes mais ça me fait mal. Je ne voudrais pas vivre ça mais on ne connait pas le futur

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